
Prisonniers silencieux de l’enfance : comment nos premiers souvenirs nous façonnent-ils ?
Écrit par : Dr Gilbert Moujabber
Certaines personnes pensent que l’enfance n’est qu’une phase passagère et que les enfants oublient facilement les expériences et les événements qu’ils traversent. Mais la réalité est toute autre : un enfant n’est pas une page blanche que l’on peut effacer à volonté, mais un réceptacle rempli d’impressions et d’idées qui l’accompagneront toute sa vie. Comme l’a dit la célèbre romancière Agatha Christie :
« Il est faux de dire que les enfants oublient facilement. Beaucoup de gens vivent leur vie comme des otages d’idées profondément ancrées en eux depuis leur enfance. »
L’enfance ne se limite pas à de simples souvenirs ; elle constitue les graines qui, en grandissant, deviennent des convictions, des peurs ou des ambitions façonnant la personnalité et le comportement d’un individu. Un enfant évoluant dans un environnement chaleureux, empreint d’amour et de reconnaissance, a plus de chances de devenir un adulte confiant et apte à affronter les défis de la vie. À l’inverse, un enfant exposé à la négligence ou à la dureté conservera les stigmates de ces expériences, qui pourront se manifester plus tard sous forme d’anxiété, d’insécurité ou de comportements agressifs.
Les enfants au Liban : victimes silencieuses des crises
Au Liban, où les crises économiques et sociales ne cessent de s’accumuler, les enfants figurent parmi les plus affectés, bien qu’ils soient les moins en mesure d’exprimer leur souffrance. Comment un enfant peut-il vivre une enfance saine dans un climat d’instabilité, alors que ses parents vivent sous une pression constante due à la précarité financière, au chômage ou à l’inflation galopante ? Comment peut-il construire ses rêves lorsqu’il voit ceux qui l’entourent partir vers d’autres horizons, à la recherche d’un avenir meilleur ?
Ces enfants, malgré leur jeune âge, portent en eux des inquiétudes bien trop grandes pour eux. Grandissant dans un climat d’angoisse et d’incertitude, ils développent un profond sentiment d’insécurité qui, plus tard, peut se transformer en peurs chroniques, en manque de confiance en soi ou en une envie irrépressible d’émigrer, fuyant ainsi une réalité qu’ils n’ont pas choisie.
Lorsqu’un enfant voit ses parents lutter pour subvenir aux besoins du foyer, ou entend les discussions des adultes sur la pauvreté, la corruption et l’effondrement du pays, il n’oublie pas. Il intériorise ces émotions et ces images, qui, à l’âge adulte, façonneront son rapport au monde et à la stabilité. Un tel passé peut devenir un frein à son épanouissement, car il aura grandi avec la conviction que l’instabilité et l’incertitude font partie de la vie.
Notre responsabilité envers les générations futures
Nous sommes, comme je le souligne toujours dans mes écrits, pleinement responsables de l’impact que nous laissons sur nos enfants. Nos paroles, nos actions et même notre silence imprègnent leur esprit et forgent leurs croyances profondes. Comme je l’observe au sein de la société libanaise, la négligence psychologique dont souffrent de nombreux enfants aujourd’hui pourrait bien devenir demain une bombe à retardement, menaçant l’avenir même du pays.
Personne ne choisit d’être prisonnier de son passé, mais l’enfance impose une réalité qui ne peut être ignorée. Il nous appartient donc d’en faire un socle solide sur lequel nos enfants pourront bâtir leur avenir, plutôt qu’un fardeau qui entravera leurs pas. Construire une génération résiliente et équilibrée n’est pas un enjeu secondaire ; c’est une mission aussi essentielle que toute réforme politique ou économique.
Un pays qui protège ses enfants protège son avenir. Car au-delà des souffrances qu’ils endurent aujourd’hui, ces enfants sont bien plus que de simples victimes : ils représentent l’unique espoir d’un renouveau, d’une sortie du cercle vicieux des crises.
Dr Gilbert Moujabber